Fuite des cerveaux

Comment le phénomène du brain drain vers les États-Unis évolue-t-il ? Pourquoi touche-t-il plus particulièrement certains États membres - par exemple le Royaume-Uni et l’Allemagne - ou certaines spécialités, notamment les ingénieurs ? Qu’apporte donc cet exil aux Européens, qu’ils ne trouveraient pas sur leur Vieux Continent ? Et, inversement, quel coût / bénéfice représente l’accueil des migrants pour les USA et quel est l’impact « d’appauvrissement en capital humain » provoqué par ce phénomène dans les pays « exportateurs » ?

Pour pouvoir répondre globalement à ces questions, l’économiste Ahmed Tritah s’est plongé dans les statistiques américaines 1980-2006. Son étude a le mérite de montrer la complexité du problème et le nombre de paramètres à saisir lorsqu’on souhaite le disséquer. Cette approche, de plus de vingt ans, lui permet de recadrer la tendance de fond des migrations d’Est en Ouest de l’Atlantique : « Les émigrants européens représentent une proportion faible de la population de leurs pays d’origine. Toutefois, depuis 1990 et le boom technologique aux États-Unis, les flux migratoires sont en augmentation et cette progression s’accompagne, dans la plupart des pays, d’une réduction des taux de retour ».

Jeunes et éduqués

Et c’est ici que le bat blesse. Car ce qui caractérise les migrants européens, c’est leur jeunesse et leur niveau d’éducation. Avec une proportion croissante d’ingénieurs, de chercheurs et d’universitaires autrement dit de personnes aptes à œuvrer dans des activités d’innovation et de renforcer l’économie de la connaissance.

En 2004, un autre chercheur, Gilles Saint-Paul (Center for Economic Policy Research - CEPR) avait déjà étudié le brain drain des ressources humaines les plus qualifiées. II remarquait alors que les diplômés universitaires devenaient plus nombreux au sein de l’ensemble des migrants originaires du Vieux Continent. Entre 1990 et 2000, par exemple, leur proportion parmi l’ensemble des expatriés d’un même pays est passée de 34,6 % à 41,9 % en Allemagne, de 42,7 % à 56,1 % en France et de 17,1 % à 25,7 % en Italie. Un nombre de plus en plus important d’entre eux possédait, en outre, un doctorat scientifique. Cet exode signifie, bien évidemment, une déperdition importante en regard de l’effort d’éducation consacré, en amont, par les États dont ils sont originaires et qui leur a permis d’atteindre ces niveaux.

En passant au crible quatre recensements américains effectués entre 1980 et 2006, Ahmed Tritah a, pour sa part, poussé plus loin l’analyse. II s’est attaché à la population européenne immigrée de 25 à 64 ans, en excluant volontairement les étudiants dont le séjour peut être passager. En 2006, 2,3 millions d’Européens de cette tranche d’âge vivaient aux États-Unis, soit 1,1 % de la population comparable résidant dans l’Union (proportion calculée à l’échelle de I’U.E.-15 jusqu’en 2005). Ce taux global n’a que très peu varié depuis vingt ans. Le mouvement d’exil a néanmoins tendance à se moduler différemment selon les pays - en particulier depuis l’élargissement de l’Union à 25 puis à 27 -, selon les âges et selon les compétences.

Plus de la moitié des Européens travaillant aux USA restent « traditionnellement » d’origine britannique ou allemande (près de 2 % de leur population nationale) et leur taux d’expatriation continue de progresser rapidement. Les Italiens, les Français et les Espagnols viennent ensuite. Cependant, alors que la France voit son nombre de ressortissants optant pour une carrière outre-Atlantique augmenter considérablement (77 % de plus dans la cohorte 1996-2006 par rapport à la décennie 1981 à 1990), l’Italie - dont le taux d’expatriation a également augmenté -, connaît une baisse du nombre total de ses ressortissants aux ÉtatsUnis. « Le fait que les expatriés italiens soient relativement âgés par rapport à leurs homologues européens explique, en partie, cette décroissance. Un plus grand nombre d’entre eux atteint le cap des 65 ans, âge de la retraite. Cela prouve l’intérêt d’analyser ce phénomène par cohorte, et pas seulement dans sa globalité. »

La sélectivité du savoir

Au-delà des flux globaux, Ahmed Tritah souligne également ce qu’il appelle « l’intensité » de la fuite des cerveaux, qui « résulte de l’ampleur de l’émigration et la qualité (qualification, productivité, etc.) des migrants par rapport à la population d’origine ». En ce sens, il convient de parler de la « sélectivité » du phénomène migratoire vers les États-Unis. Les recensements dévoilent que « la population qui s’expatrie est en moyenne plus jeune et plus éduquée que la population d’origine. Pour de nombreux pays, ce surcroît de qualification est plus élevé en 2006 qu’en 1980 : les emplois occupés par les migrants révèlent une concentration croissante dans les activités les plus impliquées dans l’innovation, la création et la transmission du savoir ». Et, dans ces domaines, « les chercheurs européens travaillant aux États-Unis sont de plus en plus nombreux relativement aux chercheurs basés en Europe, en particulier pour les États européens où le niveau moyen d’éducation de la population est faible ».

Par ailleurs, à partir d’un indicateur qui pondère les années d’études par leur rendement (c’est-a-dire le salaire) dans le pays d’origine, on estime que le capital humain des Européens aux États-Unis représentait, en 2006, de 0,2 à 0,6 % du capital humain de leur propre nation. Après une baisse au cours des années ‘80, cette proportion augmente depuis 1990, reflétant une sélectivité croissante de l’émigration en termes de productivité. Ainsi, les Portugais installés aux États-Unis ont-ils étudié, en moyenne, deux fois plus longtemps que leurs compatriotes, alors qu’en Allemagne, où la longueur habituelle des études est de 14 ans, ceux qui partent atteignent un cursus de 15 ans.

Le haut niveau des expatriés peut se mesurer à l’aune de leur fiche de paye. « Un Européen perçoit un surcroît de salaire par rapport à un travailleur américain aux caractéristiques observables identiques. Ce bonus salarial peut être la marque de talents spécifiques et fortement recherchés, ou la marque d’une surreprésentation des Européens dans les secteurs de l’économie à plus forte valeur ajoutée (les nouvelles technologies, par exemple) qui distribuent les salaires les plus élevés. Quelle que soit l’interprétation à privilégier, cette prime étant plus élevée pour les expatriés les plus récents, elle vient confirmer l’augmentation de la qualité du capital humain des Européens travaillant aux États-Unis. »

Que peut l’Europe ?

Que peut l’Europe contre ce phénomène ? Fait intéressant : on observe, dans les dix dernières années, que les pays ayant davantage augmenté leurs dépenses en R&D; sont aussi ceux où l’expatriation vers les États-Unis a le moins progressé. Le Danemark, par exemple, qui a accru la part de son PIB en recherche et développement de 0,6 point entre 1995 et 2006, a vu le nombre de ses scientifiques expatriés baisser de 21 % à partir de 2000. « Une augmentation du ratio des dépenses R&D; / PIB de 1 point de PIB diminue en moyenne les flux d’expatriés de 72 %. » En 2000, le Conseil européen, lançant la Stratégie de Lisbonne, enjoignait aux États membres de porter à 3 % la part du PIB consacrée à la recherche d’ici 2010. On en est loin, sauf dans les pays du Nord où la Suède atteignait déjà plus de 3 % en 1995.

Une autre question est de savoir combien de temps les Européens travaillent outre-Atlantique. Les retours semblent évoluer au fil des ans. Ceux qui rentraient dans leur pays d’origine dans les années ‘90 étaient, en majorité, plus âgés que ceux qui rentraient dans les années ‘80. Une telle constatation pourrait indiquer que les migrants investissent - et s’investissent - fortement aux États-Unis (achetant une maison, peaufinant l’apprentissage de la langue, etc.). On voit également une différence de niveau d’éducation entre ceux (moins formés) qui regagnent leur patrie et les autres ainsi que des variations entre pays. En 2000, 50 % des Scandinaves rentraient chez eux, contre 20 % en Europe du Sud.

« Même si la fuite des cerveaux reste un phénomène de faible ampleur, le fait que l’Europe exporte vers les États-Unis une part croissante et de plus en plus qualifiée de son capital humain demeure un symptôme préoccupant ».