Les insectes medicaments

« Voyons, comme antibiotique... Je vous conseille ce produit. La pharmacien se retourne et pose une boîte sur le comptoir : il provient de potions d’araignée, de scarabée et de papillon. » Cette scène, que l’on croirait tout droit sortie d’un Harry Potter, pourrait devenir réalité dans un proche avenir. Deux antibiotiques, issus d’insectes, viennent en effet de parvenir au stade des études précliniques. La première molécule, un antifongique, provient du sang d’un papillon tropical de Guyane ; la seconde, un antibactérien inhibant des staphylocoques multirésistants, est une substance hybride où les caractères de molécules isolées dans plusieurs espèces ont été réunis. Toutes deux sortent des laboratoires d’une société alsacienne nommée Entomed.

Entomed est l’une des trois entreprises qui, dans le monde, tentent d’extraire du corps des insectes de nouvelles substances thérapeutiques. Créée en 1999, la start-up reprend à son compte une idée qui a fait ses preuves chez les plantes ou les microorganismes : considérer le vivant comme un vivier de médicaments potentiels.

Mais pourquoi choisir des insectes comme matière première ? Tout simplement parce que ces organismes résistent aux assauts des bactéries et des champignons.

Dans les années soixante, l’endocrinologue Pierre Joly s’en étonnait déjà : au cours des multiples opérations, ablations ou greffes de glandes qu’il a effectuées sur des criquets, jamais il n’a observé le développement de la plus petite infection... Ce, même en l’absence de toute condition d’asepsie ! D’où leur vient une telle résistance ? D’un système immunitaire très particulier.

L’exploration de l’immunité des invertébrés débute au XIXe siècle avec un étrange biologiste russe, Elie Metchnikoff. Un homme qui, dit-on, ne se séparait jamais de son parapluie et s’asseyait immanquablement sur son chapeau chaque fois qu’il était excité. En décembre 1882, lorsque, pour la première fois, il observe le phénomène de phagocytose, son haut-de-forme a dû perdre quelques centimètres : sur l’arbre de Noël qu’il venait d’installer pour ses enfants, il prélève quelques aiguilles et les plante dans le corps d’une larve d’étoile de mer. Dès le lendemain, il constate que des cellules de l’échinoderme ont encerclé les épines.

La preuve définitive de l’existence de la phagocytose est faite un an plus tard grâce à une expérience menée sur un petit invertébré aquatique, Daphnia pulex. Elie Metchnikoff infecte la daphnie avec des spores de champignon et observe que ces dernières sont dévorées par des cellules sanguines du crustacé. Ces cellules mobiles sont capables de reconnaître et de combattre un intrus. Le biologiste russe vient de découvrir la réponse immunitaire cellulaire innée. Pour cela, il reçoit le prix Nobel de physiologie en 1908.

Cette réponse immunitaire cellulaire est présente chez les insectes. Mais est-elle à l’ origine de l’incroyable résistance de ces organismes face aux bactéries et aux champignons ? Dès les années vingt, il devient clair que ce mécanisme ne saurait suffire. En France, un Russe, Serguei Metalnikoff, et un Français, André Paillot, démontrent indépendamment qu’une substance possédant une forte activité antimicrobienne est sécrétée dans le sang des insectes, et ce, quelques heures seulement après une injection de bactéries. Les moyens techniques limités de l’ époque ne permettent pas d’aller plus loin.

Le fin mot de l’histoire n’est découvert qu’ en 1981. Presque un siècle après les travaux d’Elie Metchnikoff, un Suédois, Hans Boman, isole dans le sang d’un papillon, Hyalophora cecropia, une molécule antibactérienne. Boman la baptise cécropine. Depuis, près de 200 peptides antimicrobiens ont été décrits chez les insectes. Sept familles différentes ont été caractérisées chez la seule drosophile.

Ces peptides d’insectes sont antibactériens ou antifongiques. En cas d’infection, l’organisme étranger est détecté par le « corps gras » de l’insecte, un organe graisseux et diffus dont le rôle serait proche de celui du foie. En fonction du récepteur activé, le corps gras sécrète dans le sang le peptide antimicrobien correspondant au type de bactérie ou de champignon détecté. Ce dernier est détruit par un mécanisme encore mal connu. Il semblerait que ces peptides antimicrobiens s’assemblent et créent des pores dans la membrane des intrus, provoquant l’éclatement de la cellule. Le temps nécessaire à la réaction est bref puisque tout se déroule en moins de vingt-quatre heures.

Des peptides antimicrobiens existent aussi chez d’autres organismes comme les mammifères ou les amphibiens. Mais ceux des insectes présentent un avantage de taille !

Ils sont sécrétés directement dans le sang, l’hémolymphe. Pour un chercheur désireux de les étudier, ils deviennent donc facilement accessibles. Un réservoir d’antibiotiques à portée de pipette. Une découverte en forme d’aubaine. Fin 1998, Jules Hoffmann, directeur de l’Institut de biologie moléculaire et cellulaire de Strasbourg, saisit l’opportunité et fonde Entomed. Rapidement, la toute jeune entreprise, première du genre, restreint son champ d’action pour n’étudier que les insectes sécrétant le plus d’antibiotiques. « L’intensité de la réponse immunitaire varie selon les espèces, explique Roland Lupoli, entomologiste à Entomed. Elle est importante chez les insectes supérieurs, plus ténue chez les insectes inférieurs, les araignées ou les autres arthropodes terrestres. » En 1999, Entomed déclare donc ouverte la chasse aux papillons et aux scarabées.

Un réseau de ramasseurs est constitué, en France mais aussi à l’étranger. Des relations privilégiées sont établies avec la Chine, la Russie ou la Thaïlande. Des contrats en accord avec la convention sur la diversité biologique sont passés. En cas de découverte grâce à une espèce issue d’un état étranger, le pays d’origine est dédommagé par des aides universitaires ou des une activité et des propriétés pharmacologiques, peut être soumise à brevet. »

Sur le terrain, les insectes sont choisis sur des critères comportementaux. Une espèce vivant au contact des champignons est, par exemple, plus intéressante que les autres. Après leur capture, les spécimens reçoivent une injection de bactéries et de champignons. Objectif : induire une réponse immunitaire et la synthèse d’un maximum d’antibiotiques. Vingt-quatre heures plus tard, l’hémolymphe de l’insecte ou de la larve est prélevée, congelée avec l’insecte, puis envoyée en Alsace.

Au laboratoire, les composés de l’hémolymphe sont séparés, et leur activité antibactérienne, testée. Dès qu’une substance bioactive est identifiée, elle est purifiée. Débute alors le travail du chimiste. « Notre objectif n’est pas d’ élever des colonies d’insectes pour y puiser un médicament, explique Roland Lupoli. Il s’agit de trouver une manière, si possible la meilleure, de synthétiser cette molécule. La plupart du temps, nous en profitons pour améliorer le peptide. »

Deux à trois ans de travail ont été nécessaires pour obtenir les deux premiers candidats : l’antifongique ETD151 et l’antibactérien ETD 12 63.

Le bilan est-il satisfaisant ? Pas complètement. Les coûts de production de ces antibiotiques sont trop élevés. « Ces peptides, dont la taille va de 30 à 50 acides aminés, contiennent des liaisons chimiques particulières, des ponts disulfures, poursuit Roland Lupoli. Ces liaisons sont difficiles à produire correctement par synthèse chimique. Nous sommes donc obligés d’utiliser des levures comme usine à peptide, ce qui revient cher. » Résultat : en 2002, Entomed réoriente ses recherches et se focalise sur des molécules beaucoup plus petites, donc plus facilement synthétisables. Plus question d’ immunité... Ni d’antibiotiques. La cible, désormais, est la substance anticancéreuse.

Mais quelles sont, chez les insectes, les molécules capables de répondre à ce nouveau cahier des charges ? Les plus toxiques. Il n’y a qu’à s’inspirer des anticancéreux d’ ores et déjà identifiés chez d’autres êtres vivants. Le plus célèbre d’entre eux, le taxol, a par exemple été découvert dans l’if, un arbuste toxique. Chez les insectes, les anticancéreux potentiels pourraient être des molécules de défense. Dès lors, les insectes supérieurs ne sont plus les proies les plus alléchantes. La traque s’étend aux insectes inférieurs, aux araignées ou aux millepattes...

Premier critère de sélection : la couleur. Plus une espèce arbore une robe colorée, plus elle a des chances d’être intéressante. En effet, c’est par cette signalétique que les arthropodes informent les prédateurs qu’ils contiennent trop de substances toxiques pour être comestibles. La couleur vive signifie le danger... Une règle qui comprend un certain nombre d’exceptions, les insectes étant parfois maîtres en tromperie. Ainsi, des espèces inoffensives sont capables de copier la robe voyante de consoeurs venimeuses pour tromper les prédateurs. Exemple parmi d’ autres, le scarabée Acmoeodera pulchella imite les raies jaunes et noires des guêpes sans pour autant contenir le moindre poison.

Malgré ce bémol, les espèces colorées restent les plus convoitées lors du ramassage. Après leur capture, les insectes sont directement congelés, lyophilisés ou mis à macérer dans du méthanol. En laboratoire, les substances potentiellement bioactives sont isolées à partir du broyat de spécimens entiers ou du solvant dans lequel ils ont baigné. Les différentes molécules sont ensuite séparées, d’ abord grossièrement, puis plus finement si une activité est détectée. Une démarche payante puisqu’un anticancéreux potentiel vient d’être isolé à partir d’un insecte asiatique vivant aux dépens d’une plante toxique.

En plus de ce travail de terrain, les chimistes d’Entomed s’inspirent aussi du savoir des médecines traditionnelles du monde entier.

Entre 5 % et 10 % des substances thérapeutiques utilisées dans ces médecines viennent des insectes. « Dans les faits, nous nous intéressons surtout à la médecine chinoise, nuance Roland Lupoli. La seule dont les connaissances soient écrites. » Dans ce caslà, plus besoin d’expédition, des sachets d’ insectes séchés sont directement importés de grossistes spécialisés.

Aujourd’hui quelque 1 400 espèces sont passées dans les laboratoires d’Illkirch-Graffenstaden. Cela, alors que le nombre d’ espèces d’insectes est estimé à plusieurs millions. L’aventure ne fait que commencer... Il n’est donc pas exclu qu’un autre taxol sommeille encore dans un corps occupé à tisser sa toile entre les branches d’un baobab, ou à virevolter sous la tour Eiffel.